PROLONGEMENT DIGRESSIF…
PROLONGEMENT DIGRESSIF…
FILM D’ANIMATION // MANGA // GIALLO
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Alexandra, pour clore, peut être, notre précédent dialogue sur le cinéma japonais – nous y reviendrons probablement pour connaitre comment cette influence s’incarne dans ton travail formel – j’aimerais que nous évoquions deux genres cinématographiques, le film d’animation japonais et le Giallo. Il semblerait, à priori, que j’effectue un saut quantique entre ces deux genres, ma connaissance du film d’animation japonais se limitant à peu près aux films de Hayao Miyazaki, que j’adore soit dit en passant. Mais peut être pas justement car, de digression en digression, nous pouvons voir apparaitre la figure de l’héroïne. Une figure incarnée par des femmes donc, misent en scène par des hommes, aux prises avec leurs conditions, souvent en proie à la violence et en acceptant l’épreuve parfois par la force. Une vision métaphorique, souvent très érotisée ou horrifique, qui met en scène leurs tentatives contraintes – par des circonstances scénaristiques ou stylistiques – de se désaliéner.
Même chez Miyasaki, fervent féministe, les femmes occupent toujours un rôle central quand elles ne tiennent pas elles mêmes le rôle principal. Des femmes de tous âges, à la fois fortes et vulnérables, craintives et téméraires.
Ce processus digressif que nous employons dans ce nouveau dialogue m’amène donc au Giallo et à l’un de ses maitres Dario Argento. Je sais que son œuvre cinématographique exerce la même fascination pour toi comme pour moi. Un pur plaisir esthétique, avant tout, généré par la stylistique baroque des scènes, la saturation des couleurs et l’atmosphère onirique. Bien sûr, je pense à latrilogie destrois mères (Mater suspiriarum, Mater tenebrarum et Mater lachrimarum) incarnée par trois films majeurs, Suspiria, Inferno et La troisième mère, de purs bijoux aux frontières du thriller et du film fantastique; des films en forme d’essais conjuguant ultra violence et érotisme. Une trilogie autour de la figure de la femme, la mère, la sorcière encore une fois…et de sa duplicité peut-être ?
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Ce grand écart, est pourtant d’une cohérence implacable à mes yeux. Carine, tu zoomes dans mes pensées et cette observation à propos des héroïnes de Miyazaki me semble vraiment pertinente.
Adolescente, les manga et les films d’animation japonais ont été pour moi, comme pour beaucoup, le premier lien avec la culture de ce pays. Le choc très jeune d’Akira de Katsuhiro Otomo fut au même moment contre-balancé par ma découverte des premiers animés de Miyazaki. Cette culture du paradoxe m’émerveille. Les japonais sont capables de créer à la fois les choses les plus mignonnes et les plus atroces qui soient. La poésie du chaos et l’éloge de l’innocence font écho à l’histoire tourmentée de ce pays.
On retrouve aussi les fantômes et les sorcières dans les films de Miyazaki, ici, Kiki, la petite sorcière Tōkyō 2019, intrigue politique et pouvoirs psychochaotiques, Akika d’Otomo
Plus tard, après avoir lu des tas de shôjo (manga pour jeune fille) et adulé les Magic Girls, Tezuka ou encore Akira Toriyama, je me suis plongée dans d’autres registres de manga comme ceux de Shigeru Mizuki, tout aussi classique mais connu pour ces illustrations et histoires de yōkaï ainsi que dans les univers particulièrement noirs et plus récents de Suehiro Maruo et Junji Ito, tous m’inspirent encore beaucoup aujourd’hui.
Cette digression, avant d’en arriver au Giallo, ne peut se clore sans évoquer la constante touche d’érotisme que l’on trouve dans les manga, quel que soit le genre, que ce soit le penchant pervers de Tortue Génial amené avec humour dans Dragon Ball, au travers de la sensualité des “trois vives panthères” de Cat’s Eyes de Tsukasa Hōjō, même dans les innocentes transformations magiques de Princesse Gigi ou encore suggérée par la divine et mystérieuse harpiste Miimé, dépourvue de bouche et de pupilles dans la série Albator.
Mahō no Princess Minky Momo de Takeshi Shudo Tortue Génial, vieux maître de combat, sage mais obsédé par les filles / Dragon Ball
Miimé est l’étrange acolyte d’Albator, de Leiji Matsumoto créé en 1979, elle a également inspiré mes têtes-fantôme à suspendre. J’ai une fascination pour l’étrangeté, je trouve cette féminité énigmatique très érotique. Ce personnage qui joue de l’orgue temporel pour distendre le temps et se nourrit d’alcool, s’illumine lorsqu’elle utilise ses pouvoirs paranormaux. Elle incarne très bien ce mystère qu’il me plaît de cultiver dans l’image de ma marque.
Femmes libres, ensorceleuses, magiques, sensuelles, fragiles, intrigantes, singulières mais aussi sur-puissantes, ces héroïnes dont tu me parles sont omniprésentes dans mes inspirations. Et je souhaite apporter l’éventualité de cette touche espiègle et lascive qu’elles dégagent aux silhouettes que je conçois. L’idée de superposition et la notion de suggestion, à la base de mon travail, visent à révéler, par un jeu de cache-cache, le corps de la femme dans ce même état d’esprit.
Pour conclure avec les films d’animation qui m’imprègnent fortement, Kanashimi no Belladonna de Eiichi Yamamoto résume bien les paradoxes évoqués précédemment et aborde subtilement le sujet de l’érotisme. Cette oeuvre drama-érotico-psychédélique de 1973, ovni expérimental aquarellé dans un Moyen-âge européen totalement flou et sordide —puisé d’ailleurs d’un essai de Jules Michelet— mêle encore sorcellerie, histoire d’amour impossible, violence et poésie. Ce film, fruit de contrastes tiraillés à l’extrême, est riche d’inspirations croisées telles que je souhaite les envisager dans ma démarche créative.
Les couleurs et les formes troubles de certaines scènes m’ont inspiré le motif d’un kimono de l’année 2. Quand à Jeanne, l’héroïne, dont les cheveux changent de couleurs suivant les situations, est, elle, la représentation emblématique que j’ai choisie pour incarner Nukékubi, yōkai de femme à la tête coupée dont la légende m’a inspiré les amulettes de l’année 3.
Étrangement, il est finalement aisé de faire le lien avec le Giallo, ce genre dispose des mêmes critères que ceux de nombreux films dont on a déjà parlé, et qui posent certaines fondations de mes références : intrigue (policière dans ce style spécifique), horreur et érotisme.
Dans la trilogie de Dario Argento que tu décris si bien plus haut, je m’arrêterai plus spécifiquement sur Suspiria, qui pourrait être (comme le précédent film) une source unique pouvant nourrir des années de création. La scène sous l’eau d’Inferno est aussi d’une sensualité éblouissante mais j’essaie de rester synthétique à travers le tamis de nos digressions (et ce n’est pas facile !). “Pur plaisir esthétique” comme tu le dis et également l’enlacement de tant de styles et d’influences, il recèle de surprises hybrides et d’une opulente iconographie symbolique. Ses décors et le jeu des lumières qui flirtent avec l’Art Déco au travers du prisme des années 1970 me fascinent totalement.
Ces éclairages aux couleurs primaires sont d’ailleurs reproduits dans mon atelier et je rêve d’un jour pouvoir y représenter une fresque similaire à celle qui orne le mur du passage secret à la fin du film. Un autre monde, pas si loin de Lewis Caroll au fond. Le temps y semble tout aussi suspendu.